Sélectionner une page

KRAFT – Isabelle Henrion

Le travail de Léa Stella Lalanne et de Coline Lasbats s’attache à questionner la part artisanale de la production d’images. Le titre de leur proposition commune à Off the Rail, Kraft, permet en effet un jeu de mot avec le terme anglais de craft, l’artisanat. L’adhésif en papier gommé est intégré dans l’exposition au même titre que d’autres outils nécessaires à sa production : bacs de développement, lumière inactinique, scotch de masquage.

Dans leurs pratiques respectives, l’usage du kraft est avant tout pragmatique – il sert à tendre les supports. Devenant par là-même outil de cadrage – et donc créateur d’images – il induit également le sacrifice d’une partie de l’espace de représentation. Ce rapport paradoxal à l’œuvre qu’il participe à construire a incité les artistes à le faire évoluer vers un motif graphique et élément scénographique structurant l’exposition, trait d’union entre leurs deux approches picturales. Le dialogue entre les images et leurs outils met ainsi en exergue leur nature-même : avant d’être des représentations, ce sont des constructions qui informent sur les procédés artisanaux et/ou techniques dont elles sont issues. Car si Léa Stella Lalanne et Coline Lasbats s’intéressent à la technicité de leurs médiums respectifs, c’est pour mieux en déconstruire les différentes strates et interroger l’évidence du visible qu’ils produisent.

Ainsi, la peinture murale de Léa Stella Lalanne rejoue, en une succession de couches de glacis, la tonalité de la lumière inactinique. Marouflée et peinte à même le mur, ses lignes de perspective sont calculées par rapport aux dimensions de l’espace. Elle devient une image-contact qui se superpose au réel, un écran dont la lumière opaque obstrue autant qu’elle ne donne à voir.

Les images de Coline Lasbats reflètent chacune des éléments du procédé photographique : un baril servant à neutraliser des feux d’artifice périmés rappelle l’archaïsme des premiers flashs à base de poudres explosives. Un corps allongé rendu flou par le motif d’une vitrine se meut en dépouille, réactivant la théorie des spectres de Balzac, chère aux deux artistes. Selon cette dernière, les êtres, à chaque prise de vue, perdent une de leurs couches constitutives, jusqu’à « errer comme des spectres sans substance et sans apparence, alors que (leurs) représentations photographiques demeurent, elles, tangibles et détaillées » 1 . Dans cette lignée, les images de la série du baril proposent des variations autour du même thème jusqu’à le réduire à un seul cadre en kraft évidé. Ce jeu ouvre vers une lecture de la temporalité paradoxale des images, à la fois dynamiques et statiques, témoignant de ce qui a été et de ce qui est à paraître.

Dans un des deux bacs de développement, le temps a fini par séparer la peinture dont se sert Léa Stella Lalanne en ses différentes composantes – eau, huile, térébenthine et pigments. Ailleurs, une photographie de Coline Lasbats non révélée et non fixée continue à enregistrer le temps de l’exposition.

Kraft, en signifiant fortement la matérialité-même de la peinture et de la photographie, fait alors jaillir ce qui leur résiste, et provoque une inquiétante étrangeté, inhérente à toute tentative de dédoublement du réel.