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Vernissage – Nicole Vitré-Méchain

Cette œuvre de Léa-Stella Lalanne, constituée de 3 panneaux décline le rapport singulier que l’artiste entretient avec la peinture en concevant son projet d’installation picturale pour un lieu précis: ici une salle de l’école des beaux-arts de Tarbes.

Un protocole, soigneusement élaboré, sous-tend sa réalisation. Sur chaque panneau, qu’elle nomme plutôt tabula  dont la traduction du latin vers le français est polysémique : sur ce support, à la fois table et tableau, elle a appliqué deux couches successives d’acrylique blanc mat et a ensuite marouflé du papier millimétré d’un ton ocre rouge plutôt pastel, issu d’un rouleau de 10 m x 0,75 m.

Proportions et nombre d’or (1,61) sont à l’origine des dimensions de chaque panneau: la largeur du papier c’est-à-dire 0,75 m x 1,61 donne la dimension de 120 cm de large, soit la largeur approximative et standard d’un panneau de bois en magasin de construction. La hauteur est calculée de la même façon à partir de la largeur soit 1,20 m x 1,61 ce qui donne une hauteur de 1,94 m. L’agrandissement par rapport au papier d’origine est donc homothétique et s’inscrit de même dans l’espace de présentation de l’œuvre.

Le papier millimétré a déjà des marges blanches qui semblent contenir a priori l’idée du cadre. Ces bords sont recouverts de scotch de masquage jaune à gauche et à droite afin que le travail pictural ne morde pas dessus. Le panneau comporte un châssis au dos, clin d’œil à la toile traditionnelle en peinture. Enfin, une couche de colle de peau est apposée et après séchage viennent deux couches de vernis à l’huile passées au pinceau très large. Là s’arrête le travail pictural proprement dit et la peintre pose définitivement pinceaux et brosses.

Il n’y a donc rien de représenté, stricto sensu, à la surface de l’œuvre. La surface à investir est préparée dans la tradition, dans les règles de l’art mais ce qui est donné à voir se fait par le regard du spectateur et son déplacement : la réalité se reflète à la surface des tableaux et change à mesure que l’œil se pose çà et là. Il en résulte une étrange expérience sensorielle : tout se mire à la surface des panneaux mais plus on s’approche plus c’est net, plus on s’éloigne plus c’est flou. La peinture se fait et se défait dans l’œil du regardeur au gré de la position qu’il occupe dans l’espace de monstration.

Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance de choses dont on n’admire point les originaux !

Si le paradoxe énoncé par Pascal n’est pas exactement celui que l’on pourrait appliquer à l’expérience proposée par Léa-Stella, il n’en reste pas moins qu’un autre apparaît ici à l’oeuvre: l’image qui se forme provient de notre dos, de ce que nous ne voyons pas mais qui nous est donné à voir de façon plus ou moins fantômatique par le reflet qui se forme à la surface de l’œuvre grâce à la réflexion que permet le vernis. Et c’est cela précisément que nous contemplons. Une absence -celle de la surface non peinte- que le reflet remplit de la présence du hors champ: celui de la peinture et celui du spectateur.

Qu’y a-t-il donc à voir dans la peinture? C’est sans doute cette question que pose ici Léa-Stella Lalanne dans la façon dont elle interroge les composants-mêmes du medium : la colle de peau, le vernis, le gesso…qui ne sont plus assignés à l’interprétation de formes sous la main de l’artiste mais jouent ici avec la dimension spéculaire qui apparaît à la surface du tableau. La peinture nous tend alors une sorte de miroir et avec son tain aux reflets fugitifs se forme dans notre œil une vision de l’espace qui la contient. À la fois miroir d’elle-même et miroir du réel elle nous plonge dans un dialogue complexe entre le tableau et son environnement. Les questions liées à la figuration, à l’abstraction, à la représentation… sont évacuées au profit de la peinture elle-même, c’est à dire de sa matérialité et de la façon dont elle peut œuvrer à la surface du support travaillé.

La tabula, support réalisé ici par une main humaine, nous donne ainsi accès à des images acheiropoïètes. Étrange condensé contemporain de questions anciennes qui ont occupé la réflexion des peintres pendant longtemps.

Vernissage est un titre qui pose avec humour et sérieux la question des conditions de notre regard. L’artiste y interroge sa pratique de façon fine en contextualisant toujours son travail dans le lieu où il est appelée à s’insérer. Espace et peinture sont intriqués dans une même signification, l’oeuvre se prolongeant hors de son cadre pour dialoguer avec le site qui en retour la détermine: miroir de ce qui est à voir et non de ce que nous savons déjà par l’histoire de l’art.

Qui a parlé de tabula rasa pour annoncer la mort de la peinture?

Nicole Vitré-Méchain pour Léa-Stella Lalanne août 2022